Le début de l’année a été rempli de bonnes nouvelles pour mon entourage : premiers bébés, fiançailles, achats immobiliers et promotions. À côté, mes accomplissements semblent pâlir. À bientôt 30 ans, je viens à peine d’emménager seul, de quitter mon premier emploi, et je n’ai jamais été en couple. Je prévois encore deux ans d’études. Comparé au schéma typique (maison, partenaire, animal de compagnie), je suis loin du compte. Mais pourquoi cette pression d’adhérer à une chronologie sociale qui ne correspond pas à la réalité queer ?
Comme Kabuto face à Itachi dans Naruto Shippuden, j’ai eu l’impression d’être piégé dans une boucle temporelle, auto-imposée. Cet exemple, bien que surprenant, illustre une idée essentielle : le temps linéaire est une construction sociale. À l’adolescence, nous fixons souvent des objectifs irréalistes, que nous devons ajuster en grandissant. Pourtant, à presque 30 ans, je ne m’imaginais pas être si loin de ces objectifs. C’est là que la temporalité queer entre en jeu.
Lors du dernier mois des fiertés, j’ai découvert Judith Halberstam et son ouvrage Queer Temporality and Postmodern Geographies, qui a bouleversé ma perception du succès. Elle propose une façon « queer » de percevoir le temps, en opposition aux normes traditionnelles de la famille, de l’hétérosexualité et de la reproduction. Halberstam, avec d’autres chercheurs, dépeint une temporalité queer, où le temps, l’espace et les expériences queer échappent aux cadres hétéronormatifs. Cela nous ouvre de nouvelles façons de vivre, loin des attentes capitalistes, blanches et hétéronormées.
Ce texte s’appuiera sur mes expériences pour illustrer comment mon identité queer influence ma perception du temps et du monde qui m’entoure. Notre communauté queer fait intrinsèquement partie d’un mouvement qui défie la conception traditionnelle du temps.
Le Multivers des Placards
Le coming-out est un rite de passage dans la communauté queer. La première sortie du placard marque un tournant décisif dans la vie d’une personne LGBTQ+. À 13 ans, j’ai fait mon premier coming-out à ma meilleure amie. Ensuite, à 16 ans à ma grand-mère, à 18 ans à ma mère, à 24 ans à mon père, etc. Ce processus de répétition ponctue mon cheminement personnel. Chaque coming-out symbolise un pas de plus vers l’affirmation de soi et l’auto définition identitaire.
Ce rituel peut intervenir à tout âge et marque une rupture avec l’idée hétéronormative de l’adolescence comme seul passage à l’âge adulte. L’omniprésence du coming-out reflète l’évolution progressive de notre auto définition. Ainsi, chaque nouvelle sortie du placard est une étape vers un état de conscience plus affirmé de son identité.
“À Contre-Temps : L’Évolution Queer Hors des Chronos Hétéro”
L’idée de l’« aging queer » ou “aging while queer” remet en question les jalons traditionnels de la vie hétéronormative. Ce qui est particulièrement à questionner, c’est l’importance accordée à la longévité ou à la stabilité romantique. Dans les sociétés hétéronormatives, l’avenir est souvent perçu comme désirable lorsqu’il s’inscrit dans cette longévité, mais les expériences des personnes trans, gays et bisexuelles, notamment celles qui ont survécu à la crise du SIDA des années 80, ont contribué à normaliser des perspectives de vie plus courtes, où les relations amoureuses sont souvent brèves et intenses, et où la mort et la recherche d’une vie significative deviennent des préoccupations centrales. Pour ma part, j’ai conscientisé ce contraste de représentation surtout au travers des médias. En effet, à l’époque où j’ai découvert la série télé Queer as Folk (2000) et la série Transparent (2014), j’avais pu auparavant observer des représentations de personnages queers plus “traditionnelles”, qui étaient très souvent dans une démarche de se conformer au schéma hétéronormatif de la vie de couple. Je pense notamment à Mitchell et Cameron, dans la série Modern Family, ou encore la série Brothers & Sisters, où le mariage des personnages homosexuels Kevin et Scotty semble être la première cérémonie du genre entre des personnages réguliers d’une série diffusée sur la chaîne américaine ABC.
Si une diversité de temporalités, et donc d’expérience de vie, existe au sein de notre communauté, la représentation à l’écran, n’offre que de rares exemples de personnages queers d’âge mûr par exemple. Ainsi, le contraste avec les attentes hétéronormatives du « succès » mesuré en termes de longévité, de mariage ou d’enfants devient flagrant. Dans l’inconscient collectif, une partie entière du spectre des temporalités queer est invisibilisé et le modèle par défaut, linéaire et hétéronormé reste le seul repère ou modèle de réussite.
Or, les parcours de vie queer ne suivent souvent pas un chemin linéaire, mais adoptent plutôt une forme cyclique, où des éléments comme la découverte tardive de son identité sexuelle ou de genre en sont des exemples fréquents. L’exemple est flagrant dans la série Transparent (2014), ou même dans la télé-réalité: Becoming Caitlyn Jenner (2015) qui illustre bien la manière dont les temporalités queer peuvent être mieux représentées, et comment les personnages évoluent selon des temporalités différentes de celles que la société hétérosexuelle valorise.
Ainsi, cette prise de conscience a aussi façonné mes priorités. J’ai réalisé que gravir les échelons professionnels, tout en restant insatisfait, n’était pas en accord avec mes valeurs. J’ai donc choisi de réajuster mes attentes et de me tourner vers une carrière plus éclectique, en accord avec mes valeurs personnelles et mon désir d’une vie en communauté.
“Héritage Sans Gènes : Le Ballroom, la Parentalité et l’Amour Queer”
En parlant de vie en communauté, un autre concept est à explorer: « le temps de la reproduction ». Dans une société hétéronormative, il est souvent lié à l’idée de fonder une famille biologique pour légitimer les relations et les dynamiques familiales. Dans mon parcours, j’ai réalisé que cette pression de fonder une famille découlait en partie d’un besoin de valider mes relations homosexuelles dans une société où l’hétérosexualité est la norme. Après une longue déconstruction, je réalise qu’il s’agit probablement pour ma part d’une forme d’homophobie intériorisée, une sorte de désir de prouver que tes relations sont aussi légitimes que celles des couples hétéros, puisqu’elle conduit à la parentalité. Cependant, avec le temps, j’ai découvert que je n’avais pas besoin de procréer pour devenir une figure parentale. La notion de « famille choisie », très présente dans la communauté queer, m’a permis de comprendre que l’amour, le soutien et la parentalité ne passent pas toujours par la reproduction biologique ou la famille nucléaire.
La notion d’héritage est également très ancrée dans une temporalité hétéronormative, où il existe une trajectoire considérée comme « correcte », faite d’étapes à suivre, comme le mariage, la procréation, et la transmission d’un héritage matériel et culturel. Cette logique de transmission de valeurs ou de biens à la génération suivante est profondément enracinée dans le système de la famille biologique. Cependant, mon propre parcours est marqué par des réalités familiales complexes, notamment une forte distance avec une partie de ma famille biologique de part le fait d’assumer mon identité queer. Ce contexte perturbe cette transmission traditionnelle de l’héritage familial. La génération d’aînés queer, disparue lors de l’épidémie de SIDA dans les années 80, prive également une partie de notre communauté de figures pouvant transmettre un héritage culturel.
Néanmoins, la communauté queer a su développer ses propres mécanismes d’héritage, en dehors du cadre hétéronormatif. Par exemple, dans la culture du ballroom, les « maisons » offrent un système où des noms, des valeurs, et un sens de la famille sont transmis d’une génération à l’autre. Ces rituels culturels sont une alternative au modèle de transmission familial classique, et un exemple brillant de résilience de la communauté queer face à l’exclusion.
Le mot de la fin :
Ce que la culture queer nous apprend, c’est que le temps et les rituels qui façonnent nos vies ne suivent pas les chemins prédéfinis par le dictat normatif… Au contraire, ils créent un espace où l’expression individuelle, la diversité des expériences, et les modes de vie alternatifs deviennent des points de convergence pour des communautés dynamiques et résilientes. En acceptant que nos relations, nos familles et nos réussites puissent s’inscrire dans des trajectoires autres que celles dictées par la société majoritaire, nous ouvrons la voie à des formes nouvelles et plus authentiques de connexion et de solidarité.
Sources:
Queer Temporality and Postmodern Geographies from the book In a Queer Time and Place – Judith J. Halberstam – Published by New York University Press 2005
Queer Temporalities – Dustin Goltz- Published online: 15 September 2022 in Oxford Research Encyclopedias
What’s That Smell?: Queer Temporalities and Subcultural Lives – Judith J. Halberstam: Published in: The Scholar and Feminist Online -Issue 2.1 – Public Sentiments – Summer 2003
Illustration: Charlotte Muniken