Lorsque j’étais enfant et que je regardais Aladin, je l’enviais toujours parce qu’il avait un tapis magique qui lui permettait de voyager facilement. Je n’ai jamais pensé que dans ma vie réelle, j’aurais l’occasion de vivre une expérience similaire. Mon tapis, c’est la langue luxembourgeoise. Cette langue, que je suis en train d’apprendre, me sert de la même manière que le tapis volant servait Aladin. Né et élevé dans la partie kurde de la Syrie, comme la plupart des Kurdes, je n’ai pas eu accès à beaucoup de droits fondamentaux et, ce qui est frappant, je n’ai pas de papiers pour me faire reconnaître. La plupart des gens ne savent pas que de nombreux Kurdes de Syrie étaient considéré.es comme des étranger.ères dans leur propre pays. En d’autres termes, nous ne sommes pas des citoyen.nes syrien.nes. Nous sommes né.es et avons grandi là-bas, mais n’avons jamais eu d’appartenance officielle. C’est ainsi que le gouvernement syrien nous a perçu.es. Nous n’avons jamais obtenu de reconnaissance officielle ni de documents nous permettant d’exister à l’intérieur des frontières syriennes ou de voyager au-delà.

Au Luxembourg, je pourrais enfin avoir la chance d’appartenir légitimement à un lieu et de circuler librement. À condition de vivre au Luxembourg depuis 5 ans et de parler la langue nationale, vous pouvez obtenir la nationalité luxembourgeoise. Après avoir fui l’Irak en raison de la discrimination, du harcèlement et des menaces de « crimes d’honneur » liés à mon orientation sexuelle, et après mon arrivée au Luxembourg en 2020, j’ai gardé cela à l’esprit. La première langue que j’ai apprise après mon arrivée a été le français. J’ai donné la priorité au français parce que je devais acquérir un certain niveau pour être accepté à l’Université du Luxembourg. Puis, au bout d’un an environ, j’ai commencé à apprendre le luxembourgeois. Depuis, des aspects importants de ma vie ont pris de nouvelles directions.

Apprendre une nouvelle langue

Ayant pour langues maternelles le kurde et l’arabe, je n’arrivais pas au départ à faire la différence entre le luxembourgeois et l’allemand. Cette incapacité à reconnaître le luxembourgeois d’autres langues me semblait alors être une maladresse et un manque de respect à l’égard du pays qui m’avait accepté en son sein. Cela ne me convenait pas. Pour pouvoir me respecter et respecter les autres, je savais que je devais changer les choses. J’ai donc commencé à apprendre le luxembourgeois.

Pour moi, il n’y avait pas d’approche similaire pour l’apprentissage de deux langues. Alors que j’ai beaucoup utilisé YouTube pour étudier l’anglais et le français, je n’ai pas pu faire de même avec le luxembourgeois. Les ressources pour apprendre le luxembourgeois sont très limitées pour quelqu’un.e qui, comme moi, apprend mieux par elle.lui-même. Il n’y a pratiquement pas de contenu sur YouTube qui enseigne le luxembourgeois, et il n’y a pas non plus beaucoup de livres accessibles pour apprendre la langue. J’ai donc dû m’inscrire à des cours de langue. Cela nous amène à l’un des plus grands défis de l’apprentissage du luxembourgeois : le coût. Du moins pour une personne dans ma situation d’étudiant.e et d’immigré.e. Un cours de soixante heures coûte 180 euros. Le gouvernement fournit une certaine aide, mais elle n’est pas suffisante. Tous les six mois, je ne peux demander qu’un « bon », qui me permet de suivre deux cours de langue par an. Mais deux cours par an ne suffisent pas pour étudier à fond et atteindre un niveau suffisant pour pouvoir communiquer.

Aimer dans une langue qui ne sait pas dire « je t’aime

La première phrase que j’ai apprise en luxembourgeois était « Ech hunn dech gär », qui se traduit par « je t’aime bien », mais qui est souvent utilisée de manière romantique. En tant que personne homosexuelle qui a fui son pays pour aimer librement et dont l’existence entière est centrée sur les personnes qu’elle aime, j’ai été drôlement choqué d’apprendre que le verbe « aimer » n’existe pas en luxembourgeois. Quelle que soit l’intensité de vos sentiments, vous ne pouvez pas les exprimer en luxembourgeois. Les jeunes générations utilisent souvent d’autres langues pour exprimer leur affection, notamment le verbe allemand « lieben ». Personnellement, je préfère le français « Je t’aime », car « aimer » sonne plus « charmant » que « lieben ».

Aucune des langues que j’ai parlées auparavant ne ressemble au luxembourgeois. Je pense que la simplicité de la langue luxembourgeoise réside en grande partie dans sa fluidité de conversation, sans qu’il soit nécessaire de recourir à des temps grammaticaux complexes. Il n’y a que quatre temps à apprendre, et il n’est donc pas nécessaire de passer un temps infini sur des règles de grammaire qui pourraient ne pas être utiles dans la vie réelle.

Cependant, il existe dans cette langue de nombreuses structures grammaticales qui me sont totalement inconnues. Par exemple, en anglais, vous diriez « I went to the park yesterday » ou « Yesterday, I went to the park » dans les deux phrases, le verbe principal suit le sujet. En luxembourgeois, si l’on commence par un adverbe temporel, il faut intervertir le verbe et le sujet : « Gëschter, sinn ech an der Park gaangen », ce qui se traduit par « hier, je suis allé au parc ». C’est une chose que j’oublie généralement de faire, et je ne serai donc probablement pas de sitôt pris pour un locuteur natif. Une autre chose qui m’a déconcerté – et que je ne comprendrai jamais – est la nécessité d’utiliser des articles en luxembourgeois pour désigner des personnes. « Ech sinn den Ahmad » se traduit par “Je suis l’Ahmad”. Mais pourquoi ? Ne suis-je pas suffisamment reconnaissable sans utiliser un article spécifique ? Ne suffit-il pas de dire « je suis Ahmad » ?

Eis Sprooch (Notre langue)

Malgré ses caractéristiques intrigantes (et difficiles à apprendre), le luxembourgeois n’est pas une langue à laquelle il est impossible de s’identifier. Alors que j’étais en vacances à Malte, j’ai un jour entendu des gens parler luxembourgeois à proximité. J’ai éprouvé un sentiment d’appartenance inhabituel mais profond à l’égard de ces personnes, qui me rappelaient ma nouvelle vie.

Malheureusement, la dynamique d’inclusion s’accompagne souvent d’une exclusion involontaire. Le luxembourgeois est parlé presque exclusivement par les Luxembourgeoi.ses de souche. Toutes les langues ne sont pas spécifiquement associées à une seule nation. Ne pas connaître la langue peut donner l’impression d’être étranger.e à la communauté nationale, en particulier lorsque les gens l’appellent  » notre  » langue – eis Sprooch– ce qui implique qu’elle n’appartient qu’à eux. Moien asbl ; Eng Bréck fir eis Sprooch est une organisation où j’ai suivi des cours de luxembourgeois. Iels semblent avoir compris l’importance de l’inclusivité. Iels ne considèrent pas le luxembourgeois comme exclusif, mais plutôt comme une invitation à rejoindre la communauté. Iels se présentent comme un pont qui relie les gens à la culture et à la langue luxembourgeoises. Cela me fait chaud au cœur.

Je suis encore en train d’apprendre le luxembourgeois. J’ai beau parler, je ne parviendrai jamais à m’exprimer correctement à l’heure actuelle. L’apprentissage de cette langue m’ouvrira de nombreuses portes et me conduira vers un avenir plus prometteur, surtout après avoir été privé de mes droits fondamentaux pendant toute ma jeunesse. C’est une réussite incroyable que d’exercer ma liberté ici, mais le fait de ne pas exercer cette liberté dans ma langue maternelle me rappelle parfois l’injustice que j’ai subie. Le luxembourgeois façonnera sans aucun doute ma personnalité, me transformant d’une manière que je ne peux encore ni prévoir, ni saisir. Cependant, si je devais faire une dernière recommandation, j’encouragerais vivement les autres à relever le défi d’apprendre le luxembourgeois. Il se peut que l’effort n’en vaille pas la peine au début, mais au bout du compte, il sera payant.

Photo: Giulia Thinnes