Le ciel rougeoyait. Elle capta les lueurs de braise dans son rétroviseur. Le clair-obscur d’une peinture de Caravage, avec son amas de feu acculé par les silhouettes charbonneuses de sapins. Le regard de Nell se fixa à nouveau sur la route. Un cycliste pédalait devant le museau du bolide. En plein novembre, quel insensé ! pensa-t-elle, activant le clignotant que personne ne verrait, la nationale étant déserte si on excluait celui qu’elle ne tarderait pas à distancer. Elle amorça le virage, bifurqua vers la voie opposée lorsqu’une ombre traversa en flèche son champ de vision. Elle freina brusquement. Les roues patinèrent un instant sur le tapis de feuilles, puis la voiture glissa vers le fossé, s’enfonçant dans la terre meuble. Le moteur cala. Nell réalisa seulement à cet instant qu’elle n’avait pas cessé de crier d’effroi. Elle n’eut pas le temps de se ressaisir, car une ombre frappa à sa vitre. Elle reconnut le cycliste, dégagea sa ceinture de sécurité, ouvrit la portière. L’individu venait de retirer son casque. Une chevelure ébène se révéla.
— Vous êtes blessée ?
Ne recevant pas de réponse, la cycliste s’inclina vers Nell.
— Ça ne va pas ? Vous voulez que j’appelle une ambulance ?
— Non, non, ça va. Je suis juste… un peu sonnée. C’était quoi ce truc ?
L’inconnue scruta la forêt obscurcissant à vue d’œil.
— Je ne sais pas. C’était flippant en tout cas. Une bête sauvage peut-être. Elle semblait agile. Plus grande qu’une laie mais plus petite qu’une biche, non ?
Nell alluma le plafonnier, qui jeta une lumière crue sur son nez, elle en était sûre. Ce nez busqué qu’elle avait toujours détesté.
Mais ça ne va pas, cocotte ?! Tu viens de vivre la frousse de ta vie et tu t’inquiètes pour ton profil ?
Réalisant que la jeune femme attendait une réponse, Nell s’ébroua.
— Ouais, flippant… encore heureux que je ne l’ai pas emboutée !
L’inconnue lui adressa un sourire. Un sourire tout en fossettes. Un sourire solaire. Le genre de sourire que Nell aurait voulu contempler jusqu’à la fin de ses jours. Elle s’apprêtait à lancer une boutade d’humour noir lorsqu’un glapissement enroué résonna dans la forêt. L’inconnue s’était détournée de Nell, guettant une réitération du cri, mais un silence lui répondit. Nell quitta le véhicule. Ses pieds s’enlisèrent dans une gadoue molle et elle faillit perdre l’équilibre. L’inconnue la rattrapa de justesse et elles se sourirent à nouveau. Complices dans le mystère.
— J’ai une torche dans ma boîte à gants. Vous pensez que j’arriverai à faire sortir ma bagnole de ce fossé ?
Sa question resta sans réponse. La cycliste étudia à nouveau la zone environnante.
— Vous avez peur que la bête revienne ? Je peux vous emmener… si j’arrive déjà à quitter cette forêt.
Elle avait réussi à capter l’attention de l’inconnue, qui lui adressa un autre de ses sourires d’un autre monde.
— Oh, ne vous en faites pas pour moi. Je pédale dans la nuit s’il le faut. L’obscurité ne m’effraie pas. Merci…
— Nell, proposa celle-ci en tendant une main maladroite.
— Jess…
Leurs mains s’étaient à peine frôlées lorsqu’un autre glapissement retentit. Les deux femmes en restèrent pétrifiées. Ce fut Nell qui brisa le geste. Elle lâcha la main, retourna à l’intérieur du véhicule, se pencha vers la boîte à gants, en extirpa une Maglite qu’elle alluma aussitôt. Un faisceau puissant balaya les abords de la forêt. Jess se rapprocha du cercle de lumière. Ensemble, elles firent quelques pas vers une pile désordonnée de troncs où rampait un lierre noirâtre. Une odeur musquée montait du sol. Elles contournèrent la pile, plongèrent dans l’intime noirceur de la forêt, hantées par ce son guttural, ce bruit inouï. Nell prêtait l’oreille. Tout craquement de branche lui sembla adopter d’étranges résonances. Même le son de sa propre voix lui parut spectral lorsqu’elle interrogea sa nouvelle connaissance :
— Est-ce vraiment une bonne idée de poursuivre cette quête ? Il fait nuit, ça grouille de bêtes.
Jess lui frôla le bras et elle s’arrêta.
— Regardez par ici !
D’abord, elle crut qu’une légère brume stagnait à ras le sol. Des volutes blanches s’enroulaient autour d’un objet. Nell braqua sa torche sur ce qu’elle prit pour un bibelot abandonné en forêt avant de comprendre son erreur. C’était un crâne calciné. Jess s’agenouilla et fourra avec une tige dans le tas de cendres. Quelqu’un avait manifestement brûlé un corps en forêt. Son feu de camp improvisé datait d’il y a peu.
— Qu’est-ce qu’on fait ? On appelle la police ?
Jess la regarda en clignant des yeux. Le faisceau de la torche l’aveuglait. Les couleurs criardes de sa tenue de cycliste brillaient dans l’obscurité. Elle faisait vraiment tache dans le décor.
— Nell, je suis vétérinaire. Ce crâne n’est pas d’origine humaine.
— C’est quoi alors ?
— Difficile à trancher, mais je dirais un chien ou un loup.
— Un loup ? Mais alors…
— Oui… nous avons découvert une scène de crime. Le loup est une espèce protégée et même si c’était un chien, personne n’aurait le droit de le tuer dans ces conditions.
— Peut-être qu’on a juste cherché à se débarrasser du corps ? Je veux dire que le chien n’a pas été tué mais qu’il est mort de cause naturelle. Les gens sont très radins, vous savez ? Déjà qu’incinérer son chien coûte la peau des fesses…
Jess lui lança un regard ironique et elle se tut.
Elle doit se dire que je suis complètement cruche.
Un nouveau cri les prit de court. Cette fois-ci, ce fut plus un grognement qu’un glapissement. Un grognement qui s’intensifia alors qu’un animal s’approcha à pas feutrés. Un fumet de terreau s’en dégageait. Nell tenta de dompter ses tremblements pour orienter le faisceau vers la bête. Agressé par la lumière, le loup révéla ses crocs en grommelant.
Le murmure de Jess couvrit à peine les grognements féroces :
— Nell, ne faites aucun geste brusque. Détournez la lumière tout doucement. Ne le regardez pas droit dans les yeux.
Elle s’exécuta. Ses gestes lents lui coûtaient de vrais efforts. Elle avait envie de s’enfuir. Très vite, très loin. Mais elle comprit qu’une fuite ne déclencherait qu’une poursuite infernale à travers les dédales de la forêt. Elle n’avait aucune intention de sillonner la forêt dans le noir, poursuivie par un loup aux babines retroussées. Ce serait le comble. Un conte sarcastique à ses dépens. Non, sa vie ne pouvait pas se terminer ainsi. Elle constata alors avec soulagement que les grondements avaient perdu en intensité. Les yeux du loup brillaient dans le noir. Presqu’autant que la tenue de Jess. L’animal s’approcha des braises éteintes, renifla le crâne, le genou de Jess, qui se tenait immobile, l’air placide, presque souriante. N’avait-elle pas peur ? Non, elle paraissait comblée. Comme si elle avait attendu toute sa vie pour savourer ce moment, cette rencontre.
Comme moi, je l’ai attendue, elle. Cette femme est faite pour moi. Si je m’en sors ce soir, je ne la quitterai plus des yeux. À ses côtés, je crois bien que je survivrai à tout.