« Mon plus grand regret est de ne pas avoir embrassé ce type. Il est mort il y a deux jours. […] dans l’attentat. Je pense qu’une grande partie de moi est morte aussi. Et bientôt je serai mort. À Younus, je t’embrasserai au paradis. » Ce message a été téléchargé sur Queering the Map et raconte une histoire d’amour homosexuel près de la ville de Beit Hanoun, dans le nord de la bande de Gaza.
L’auteur parle de ses regrets de ne pas avoir embrassé quelqu’un, de la douleur qu’il a ressentie à la mort de cette personne et de l’attente de sa propre mort, alors qu’il affirme clairement qu’il refuse d’abandonner sa maison face à l’occupation et à l’invasion. Incapables de retrouver la date ou la personne qui a posté ce message, nous ne savons pas dans quel bombardement leur proche est mort, ni si l’auteur lui-même a survécu aux 299 jours de génocide à Gaza.
Aujourd’hui, Beit Hanoun se classe parmi les premières villes du monde en termes de décès d’enfants dus à la malnutrition et à la déshydratation, alors que 500 000 personnes dans le nord de la bande de Gaza sont menacées de famine. Cette menace de famine est due aux restrictions imposées par les autorités israéliennes à l’acheminement de l’aide. Lorsque l’aide parvient à Gaza, les personnes qui la recherchent risquent la mort. Le 29 février 2024, au moins 118 Palestinien.nes ont été tué.es dans la ville de Gaza alors qu’iels cherchaient de la nourriture auprès de camions d’aide, dans ce qui est connu sous le nom de « massacre de la farine ».
Le journaliste Afeef Nessouli partage les messages qu’il reçoit des habitant.es de Gaza sur ses comptes de réseaux sociaux. L’une des personnes avec lesquelles il est en contact est un homosexuel connu sous le nom de QFG (queer friend in Gaza). QFG fait part à Afeef de ses rêves de se laisser pousser les cheveux, d’être mannequin et de travailler. Il lui parle également de la peur qu’il ressent lors de l’attaque de Rafah (16/04/24) : « Ils détruisent toute la zone. C’est pas loin du tout. Toute la zone tremble. J’ai peur. »
La nuit du 11 au 12 mai marque l’invasion terrestre de la ville de Rafah, la seule zone dite sûre de la bande de Gaza. La zone « sûre » de Rafah avait déjà subi des bombardements pendant les semaines précédant l’invasion terrestre. Une invasion qui a été annoncée aux habitants de Rafah par des tracts largués par des avions israéliens, leur demandant d’évacuer. La question de savoir où aller, compte tenu du fait que les gens ont été déplacés à Rafah depuis toute la bande de Gaza à la recherche de sécurité et de protection, reste sans réponse.
Le poste frontière de Rafah vers l’Égypte a été la destination de nombreux.ses Palestinien.nes déplacé.es qui tentaient de rassembler suffisamment d’argent pour eux et leurs familles afin de passer. Avant le 7 octobre 2023, le passage en Égypte coûtait environ 350 dollars par personne. Aujourd’hui, le prix pour un adulte est d’environ 5 000 dollars, soit plus d’un an de salaire à Gaza. Cependant, le 7 mai 2024, ce point de passage vers l’Égypte a été fermé, ne laissant pas d’autre choix aux populations que de rester à Rafah malgré l’ordre d’évacuation, ou de se déplacer à nouveau vers le nord de la bande de Gaza.
Khan Younis, ville précédemment évacuée face à l’invasion, est devenue une destination pour de nombreuses personnes fuyant Rafah. Une ville où au moins 392 corps ont été découverts dans trois fosses communes distinctes près de l’hôpital Nasser. Nombre de ces corps restent non identifiés en raison de leur mutilation ou de leur décomposition.
Face à ces témoignages de Palestinien.nes, y compris de Palestinien.nes queer, qui subissent un génocide qui a tué au moins 37000 personnes depuis le 7 octobre 2023, les mouvements de solidarité queer avec la Palestine ont pris position à l’échelle mondiale. Ce regain de mobilisation s’est accompagné d’une surveillance accrue. Une recherche rapide sur Facebook révèle une vague de messages ridiculisant et rabaissant les personnes et les collectifs queer pro-palestiniens en affirmant que « s’iels se rendaient à Gaza, le Hamas les tuerait parce qu’iels sont queer ».
Ces déclarations reflètent le discours colonial et propagent ce que l’organisation citoyenne palestinienne AlQaws décrit comme « une binarité entre le caractère arriéré des Palestinien.nes et le progressisme d’Israël. »
La société palestinienne est dépeinte comme « intrinsèquement queerphobe et misogyne », victimisant les Palestinien.nes queer tout en niant leur existence et leur résilience. À l’inverse, Israël est présenté comme une démocratie qui valorise les droits des personnes queer et des femmes, Tel-Aviv étant saluée comme la capitale gay du Moyen-Orient. Ce récit n’est pas fortuit, mais relève d’une stratégie délibérée connue sous le nom de « pinkwashing », officiellement adoptée par Israël en 2005, lorsque le pays a lancé la campagne « Brand Israel ».
Le « pinkwashing » consiste pour Israël à coopter le langage des droits des personnes LGBTQI+ pour projeter une image progressiste tout en détournant l’attention de l’oppression des Palestinien.nes. Alors qu’Israël cherche à gagner le soutien des communautés queer du monde entier, le gouvernement israélien utilise l’islamophobie et les sentiments racistes anti-arabes pour dépeindre les Palestinien.nes comme « sexuellement régressif.ves et ne méritant donc pas la solidarité ». En outre, Israël offre une « libération » aux Palestinien.nes queer par le biais de leur projet colonial, de l’occupation militaire et des politiques d’apartheid.
AlQaws explique : « Le mythe omniprésent des Palestinien.nes trouvant un “refuge queer” dans les villes israéliennes va à l’encontre des politiques réelles de l’État colonial, qui sont fondées sur l’exclusion et la destruction des Palestinien.nes, qu’iels soient queers, trans ou autres. Le fantasme de l’humanitarisme israélien s’effondre dès que l’on prend en compte la situation coloniale. Il n’y a pas de « porte rose » dans le mur de l’apartheid. »
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Le 12 novembre 2023, Lee Kern a tweeté deux images avec la légende « LIBERATION 🏳️🌈 THE FIRST EVER PRIDE FLAG RAISED IN GAZA » (LIBÉRATION 🏳️🌈 le tout premier drapeau des fiertés brandi à Gaza). Le compte officiel X (anciennement Twitter) de l’État d’Israël a partagé les mêmes images le lendemain, montrant des soldats de l’armée israélienne brandissant des drapeaux arc-en-ciel pour « envoyer un message d’espoir à la population de Gaza qui vit sous la brutalité du Hamas ».
La première image montre un soldat de Tsahal tenant un drapeau des fiertés sur lequel on peut lire « Au nom de l’amour » en anglais, en arabe et en hébreu, debout dans les décombres d’une ville palestinienne à Gaza, tandis que la suivante montre un soldat de Tsahal tenant un drapeau israélien arc-en-ciel devant une rangée de chars.
Ce « message d’espoir » contraste fortement avec les récits des Palestinien.nes queer mentionné.es plus haut. La peur, les blessures, la mort, le chagrin, la torture, les déplacements et les traumatismes infligés par ces mêmes forces de l’armée israélienne aux Palestinien.nes, y compris aux Palestinien.nes queer et à leurs proches, sont notablement absents de cette représentation.
C’est ainsi que l’image libérale queer supposée des FDI s’obscurcit. Ce récit perd encore de sa crédibilité si l’on examine le livre de Danny Kaplan intitulé « Brothers and Others in Arms » (Frères et autres dans les armes), publié en 2003.
Un vétéran des FDI y raconte l’histoire d’un tireur d’élite israélien qui a vu deux hommes arabes en train de faire l’amour : « J’ai vu deux mehablim [terroristes], l’un baisant l’autre dans le cul ; c’était assez drôle. Comme de vrais animaux. […] Il [le tireur d’élite israélien] vise et met une balle en plein dans le front de celui qui était en train de se faire baiser. »
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Après plus de neuf mois d’un génocide qui a tué des dizaines de milliers de personnes, en a blessé des milliers d’autres et en a déplacé plus d’un million – sans parler des décennies d’occupation dans des conditions d’apartheid – nous approchons du « Pride Month » (mois des fiertés). Un mois pour célébrer nos identités queer et pour manifester notre solidarité et nos revendications avec les personnes queer du monde entier. Un mois au cours duquel nous continuerons apparemment à détourner le regard de la Palestine et d’Israël, tandis que les soldats de Tsahal persisteront dans leur mission d’apporter de l’espoir aux Palestinien.nes queer par le biais d’actes d’invasion, d’occupation et de violence.
Notre volonté luxembourgeoise de détourner le regard du génocide à Gaza a été manifeste. Plus récemment, le 11 mai, malgré les appels mondiaux au boycott, nous avons regardé l’Eurovision, organisé des soirées de projection, voté et même donné les 12 points nationaux du Luxembourg à Israël. Nous avons écouté la chanson de Tali Golgerant, la candidate luxembourgeoise au concours de l’Eurovision, et nous nous sommes réjoui.es avec elle en pensant à son frère qui sert dans les forces de défense israéliennes à Gaza pendant qu’elle chantait.
Les manifestations de masse qui se déroulent dans le monde entier ne semblent pas nous affecter beaucoup, même si les universités de tous les continents sont occupées par des étudiant.es qui réclament justice pour le peuple palestinien. Alors que Rafah a connu une invasion terrestre le soir même de la grande finale de l’Eurovision, la population luxembourgeoise a semblé heureuse de se brancher et d’apprécier la musique.
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Pour mieux comprendre cette réponse luxembourgeoise passive au génocide de Gaza – et à l’occupation militaire des Palestinien.nes en général – j’ai rencontré Gabrielle Antar du collectif Waassermeloun. Le collectif a été fondé en novembre 2023 pour sensibiliser à la lutte de libération palestinienne et à une lutte décoloniale plus globale. Waassermeloun travaille en étroite collaboration avec la section luxembourgeoise du mouvement mondial BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanction). Grâce à cette coopération, Waassermeloun cherche à encourager les gens à agir en faveur de la Palestine et à se joindre à l’appel du BDS pour faire pression sur Israël afin de le contraindre à se conformer au droit international.
Gabrielle Antar explique que de nombreux Luxembourgeois.es ont le sentiment de ne pas en savoir assez sur l’occupation de la Palestine, ce qui justifierait, à tort, leur silence sur la question. « Avec Waassermeloun, nous essayons de montrer que le silence est une complicité », déclare Gabrielle.
La complicité au Luxembourg, c’est le silence de la population. C’est aussi le refus raciste de valoriser la production de connaissances enracinées dans les récits, les sources, les expériences et les demandes des Palestinien.nes et des Arabes, même dans les cercles soi-disant pro-palestinien.nes.
Nous dévalorisons la production de connaissances arabes et palestiniennes lorsque nous l’ignorons et refusons d’appeler les choses par leur nom – plus précisément le génocide, l’apartheid, la violence des colons et l’occupation militaire. Nous dévalorisons également la production de connaissances arabes et palestiniennes lorsque nous vilipendons la résilience et la résistance palestiniennes, dont la légitimité est inscrite dans le droit international.
La Charte des Nations Unies reconnaît la légitimité de la résistance par tous les moyens, y compris la lutte armée, de ceux qui recherchent « l’indépendance, […] et la libération de la domination coloniale, et de l’occupation étrangère ».
BDS Luxembourg s’efforce d’exposer la complicité au Luxembourg. Une complicité qui est illustrée par des activités telles que la collaboration entre RTL, le principal radiodiffuseur luxembourgeois, et AVOXVISION, un studio de production multimédia israélien. AVOXVISION a conçu l’illustration de la pochette de Habu Darbu, « le tube numéro 1 ouvertement génocidaire », et crée des visuels qui idéalisent et soutiennent les mêmes militaires des FDI que nous voyons poster des photos d’eux-mêmes tenant des drapeaux de fierté dans les décombres de la bande de Gaza.
BDS Luxembourg a également attiré l’attention sur le contrat de 5 ans que l’OTAN a récemment signé avec Elbit Systems – une société israélienne d’armement et de technologie militaire qui collabore avec les FDI, fournit des technologies de surveillance au mur illégal en Cisjordanie et teste ses armes et systèmes sur des Palestinien.nes vivant sous l’occupation militaire israélienne. Ce contrat de l’OTAN a conduit à l’établissement d’un centre de service Elbit Systems, situé à l’Agence OTAN de soutien et d’acquisition (NSPA) à Capellen, au Luxembourg.
En considérant tout cela, nous voyons que la Palestine n’est pas si éloignée de nous après tout et qu’en choisissant le silence et la neutralité, nous choisissons en fait le côté de l’oppresseur – celui qui envahit, occupe et tue sans discernement « au nom de l’amour ».
Si nous voulons mettre fin à notre complicité, il est essentiel de changer notre façon de penser et de voir le monde – un changement de conscience que Gabrielle considère comme fondamental pour la solidarité. C’est à ce changement de conscience que Waassermeloun a cherché à contribuer depuis sa création en novembre 2023.
En organisant des événements, Waassermeloun se consacre à la sensibilisation et agit comme un premier point de contact pour toustes celleux d’entre nous qui ont le sentiment de ne pas en savoir assez pour s’exprimer. La projection de films sur des événements historiques importants (comme la Nakba palestinienne de 1948 – [organisée avec BDS Luxembourg]) et des personnages historiques (comme Leila Khaled et Ghassan Kanafani) permet aux résidents du Luxembourg d’apprendre l’histoire de la Palestine et de comprendre l’importance de sa libération.
C’est en apprenant de notre histoire – et de celle des autres – que nous pouvons identifier notre propre complicité et changer. Centrer les voix palestiniennes nous permettra de comprendre l’amour et l’admiration profonds des Palestinien.nes pour leur culture et leur terre – un amour et une admiration qui ne peuvent s’expliquer par les notions occidentales de nationalisme. En observant la Palestine, nous constatons à maintes reprises que les idées, les concepts et les catégories occidentaux ne parviennent pas à contenir la beauté et la complexité d’un peuple, d’une culture, d’une histoire et d’un lieu. C’est en décentralisant ces récits que nous pourrons grandir au-delà de leurs limites.
« Centrez et amplifiez les voix palestiniennes », exhorte Gabrielle. Nous pourrons alors entendre ce dont les Palestinien.nes queer parlent depuis longtemps – les structures coloniales d’oppression, d’effacement, de « pinkwashing » et de complicité. Le temps est venu pour nous de les écouter, d’apprendre leur histoire et d’agir.
Illustration: Liou