© Didier Schneider
La question de l’existence d’UNE communauté LGBTIQ+ fait débat au sein du monde queer.
Peut-on englober dans un seul et même ensemble, l’entièreté des manifestations, intérêts, profils, combats … du monde queer, au Luxembourg comme ailleurs ?
Dans son concept d’action général, le Centre LGBTIQ+ CIGALE a fait sienne la théorie avancée par Didier Eribon (2000) « […] vouloir parler au nom de la « communauté » présupposerait non seulement qu’une telle communauté existe mais qu’elle soit un groupe homogène doté d’un ensemble d’idées ou d’objectifs bien identifiables. Ce n’est évidemment pas le cas et il n’est pas possible – et d’ailleurs pas souhaitable – que cela puisse le devenir. »
Les 14 communautés du centre LGBTIQ+ CIGALE, regroupant plus de 300 personnes, ont certes, en commun le Centre CIGALE en « communauté LGBTIQ+ comme fiction politique (…) nécessaire » (Broca, 2018), mais leurs intérêts, opinions et combats divergent parfois, voire peuvent sembler aux antipodes les uns des autres.
Depuis plus d’un an et demi que le CIGALE développe cette stratégie d’empouvoirement à travers l’animation des synergies communautaires, il a développé une certaine habileté à concilier les apparentes (?) dissonances pouvant exister au sein des communautés LGBTQIA+.
La parution de l’article, excellent par ailleurs, « Kink ist Pride » (Mannes, Juillet 2024) dans le magazine queer.lu , est venue interroger ce qui pouvait et ne pouvait pas se concilier, ce qui allait et n’allait pas créer des béances dans cette « communauté LGBTIQ+ comme fiction politique » (Broca, 2018).
Il serait erroné d’affirmer que l’ensemble des 3 communautés des familles arc-en-ciel a été choqué par l’article et l’illustration, mais il serait tout aussi erroné d’affirmer qu’il les a traversées sans encombre.
Pour rappel, le Centre LGBTIQ+ CIGALE accueille et anime en son sein trois communautés concernées :
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- les L-Mums (plus de 80 mamans et futures mamans lesbiennes et leurs enfants)
- les G-Dads (plus de 40 papas et futurs papas gay)
- les Lilies – Later in life – (plus de 30 adultes dont la moitié sont parents).
Cet article vise à utiliser cette traversée estivale de l’article « Kink ist Pride » dans un contexte d’empouvoirement afin d’illustrer à la fois les préoccupations des familles arc-en-ciel, mais aussi les fractures au sein des communautés LGBTIQ+ qui peuvent se manifester, que ces fractures soient réelles ou fantasmées.
Longtemps appelées « familles homoparentales », elles sont maintenant incluses dans la désignation « arc-en-ciel » afin d’inclure les parentalités trans, ace-aro et +. Elle regroupe donc l’ensemble des familles dont au moins un des parents se reconnaît comme LGBTQIA+.
Dire que leurs formes sont plurielles est un euphémisme :
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- enfants issu•es de projets parentaux passant par la PMA (IAD, FIV, GPA …)
- adoption,
- coparentalité (parents s’entendant sur un projet de famille sans être en couple)
- enfants issus d’une union hétérosexuelle précédente, etc
Une fois posées ces caractéristiques « objectives », se posent les questions de ce qui anime ces familles, le pourquoi de leur engagement et leur place au sein des synergies communautaires.
Lorsque la communauté des L-Mums a été créée en 2021 par les membres elles-mêmes, leur objectif était de créer, enfin, un safe space pour les mamans et futures mamans lesbiennes, où elles pourraient se rencontrer entre pairs, être informées, soutenues et faire valoir leurs droits.
A leur suite et poursuivant des objectifs similaires, 2023 a vu naître la communauté des Lilies, puis celle des G-Dads.
On le voit ici, le combat de ces trois communautés s’inscrit dans le paradigme des combats que les communautés LGBTIQ+ poursuivent depuis les émeutes de Stonewall et même avant.
Quels sont alors les griefs que beaucoup de parents de familles arc-en-ciel, sans doute pas tous, portent à l’encontre de cet article ?
En substance, ils peuvent se résumer en quatre points :
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- l’illustration véhicule une symbolique pédocriminelle qui nuit à leur combat quotidien, notamment contre les représentations sociales homophobes. Elles assimilent, de façon honteuse, la parentalité homosexuelle à l’univers de la pédocriminalité ou la pensent comme un environnement familial toxique pour les enfants.
- alors que ces familles luttent au jour le jour pour être reconnues comme n’importe quelle famille, cet article les ramène dans un univers queer où la sexualité, même vue comme diversité, est le point central des fiertés LGBTQIA+.
- l’article fait courir le risque aux parents des familles arc-en-ciel d’être assimilés à cet univers Kink et de créer ainsi des conditions de mobbing à l’encontre de leurs enfants (« je vois ce que font tes papas », par exemple).
- l’article, paru concomitamment à la pétition 3198 (Exclure les thématiques LGBT de l’éducation des mineurs), vient alimenter les suspicions à leur endroit, déjà véhiculées par ladite pétition.
Bien évidemment, il serait aisé, voire évident, de dire que l’article « Kink ist Pride » contient déjà, en lui-même, les arguments à opposer à ces trois points, notamment la « Respectability Politics » que l’auteur relie à la cishétéronormativité et formule comme le fait « de céder et de perpétuer le traumatisme queer de l’amour conditionnel que beaucoup d’entre nous ont déjà vécu à travers le foyer parental».
Si l’on peut penser cette critique fondée quand on envisage le monde LGBTIQ+ comme uniquement constitué de personnes directement concernées, elle perd de sa pertinence si l’on y inclut les familles arc-en-ciel, parents et enfants.
En tout premier lieu, précisons que les familles arc-en-ciel ont un profil particulier puisque
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- les parents ont pu subir les différentes hostilités à l’encontre des communautés LGBTIQ+, ils sont donc directement concernés.
- et en même temps, leur priorité est leur famille et plus spécifiquement leur·s enfant·s d’autant plus qu’ils ont connu la haine et ses effets.
C’est donc ici une de leurs spécificités : la raison première de leur engagement leur est extérieure, elle est, pour faire une analogie juridique, l’intérêt supérieur de l’enfant, et plus spécifiquement l’intérêt supérieur de leurs enfants.
La critique faite par Nada Negraoui, psychologue du LILI (Luxembourg Institut for LGBTIQ+ Inclusion), un des services du CIGALE, dans son article « Debunkage de la pétition « exclure les thématiques lgbt de l’éducation des mineurs » (Negraoui, octobre 2024) reste opérante et admise par les familles arc-en-ciel. Nous savons très bien que l’argument de l’intérêt supérieur est l’argument favori des mouvement réactionnaires et conservateurs qu’ils manipulent pour véhiculer et diffuser des discours clairement LGBTIQ+phobes. Il est d’ailleurs celui utilisé contre nous et nos familles.
Dans les échanges que j’ai pu avoir avec les familles arc-en-ciel, plus de 140 personnes au sein du CIGALE, il n’y a pas de volonté de censure ou de vouloir faire taire certains courants et/ou combats ayant lieu au sein des communautés LGBTIQ+.
Une question se pose cependant : le combat des familles arc-en-ciel est-il entièrement soluble dans le monde queer ? par voie de conséquence, est-il possible d’inclure leur parole dans un magazine queer généraliste qui adopte, et c’est heureux, une politique éditoriale excluant la censure et voulant traiter de tous les sujets queer ? peut-on insérer un article sur leurs situations qui suivrait et/ou précéderait un article sur le bondage, le puppy play, et d’une façon générale, l’ensemble des mouvements liés au Kink ?
Au-delà de ces questions, peut-on dénier aux familles arc-en-ciel le droit de se soucier en priorité de leurs enfants, même si cela peut être vu, de prime abord, comme un combat rejoignant les conservatismes ?
Les familles sont attaquées par une société cis-hétéronormée, et certaines critiques sont extrêmement violentes et haineuses. Elles sont d’autant plus blessantes qu’elles ciblent les parents et les enfants. Pensons à l’Italie de Meloni qui vient de retirer les filiations des mères et veut mettre les pères ayant eu recours à la GPA en prison, et nous avons tous lu, sur les réseaux sociaux, des commentaires qui se disputent la palme de l’horreur et de la haine.
Parallèlement, le monde queer a fait de l’invisibilisation un thème essentiel de ses luttes sociales, y compris au sein des communautés LGBTIQ+. Cependant, quelle place est laissée aux familles arc-en-ciel ? quelle est leur place au sein de la Pride ? le PAN LGBTIQ+ disposait d’un chapitre les concernant, mais qui ne contenait qu’une seule mesure : l’International Family Equality Day. Bien heureusement, le gouvernement actuel et les autorités, ici le MEGA, ont décidé de faire évoluer les choses, mais il n’en reste pas moins que cette invisibilisation est un symptôme.
Les béances entre les familles arc-en-ciel et les franges kink, voire simplement plus « alternatives » des communautés LGBTIQ+ sont-elles si grandes ? sont-elles irréconciliables ?
Existe-t-il un chemin entre « les familles arc-en-ciel sont des traitres à la cause queer, car elles se conforment aux dominations cishétéronormatives » et « les Kinkers causent un dommage à nos familles, car le grand public nous assimile à cette sexualisation du monde queer »?
Comme directeur du Centre LGBTIQ+ CIGALE, je crois, – et nous faisons tout pour – qu’il peut exister des espaces où des synergies peuvent s’articuler dans des luttes communes pour peu que tous·tes puissent entendre que d’autres espaces peuvent coexister, même si les intérêts peuvent sembler diverger.
Nous revenons donc à l’ambition du CIGALE présentée au début de cet article : faire exister « une communauté LGBTIQ+ comme fiction politique (…) nécessaire » (Broca, 2018), tout en intégrant que les intérêts, opinions et combats divergent parfois, voire peuvent sembler aux antipodes les uns des autres. Le chemin est encore long, mais je suis persuadé, nous sommes persuadé·es au CIGALE, que le respect de chacun et le dialogue entre les communautés est la clé pour faire exister, dans les faits, cette fiction politique nécessaire. C’est toute la stratégie que nous menons. Elle est complexe, elle n’est pas sans tensions, mais elle est la seule possible si nous souhaitons œuvrer ensemble pour une société plus inclusive.