Chaque année, de nombreuses entreprises affichent leur soutien à la cause LGBTQIA+ en participant à des défilés de fierté, en commercialisant des produits aux couleurs de l’arc-en-ciel ou en diffusant des messages inclusifs. Si cette visibilité est souvent perçue comme une avancée positive pour la reconnaissance des droits LGBTQIA+, elle soulève également des questions cruciales sur l’authenticité et les motivations de ces engagements corporatifs. L’implication des entreprises peut exacerber l’invisibilisation et les divisions de genre, de race et de classe et constituer une voie de carrière bien récompensée pour leurs organisateur.ice.s. Nous sommes en droit de nous interroger : comment cette participation influence-t-elle les dynamiques internes au sein des communautés LGBTQIA+ ? Quels impacts cette commercialisation a-t-elle sur l’amélioration réelle des conditions de vie des personnes LGBTQIA+ ? Est-ce qu’un mouvement né de la résistance et de la lutte pour les droits civiques doit maintenir une essence radicale ? Dans cet article, nous examinerons comment l’infrahumanisation, un processus cognitif et social facilite la division des communautés au service du pink-washing. 

Les angles morts dans les luttes sociales

Dans les luttes sociales, il peut exister des sources multiples de pression à maintenir une ligne idéologique stricte et homogène. Cela peut conduire à la marginalisation des voix dissidentes au sein même des communautés qu’elles prétendent représenter et exacerber le phénomène d’invisibilisation en ne permettant pas aux membres des communautés marginalisées d’exprimer pleinement leur individualité et leur diversité de perspectives. Ainsi, en 2018 une porte-parole de l’interLGBT interviewée par le magazine TETU, au sujet de l’organisation de la marche des fiertés à Paris, expliquait « Il y a un processus pour placer les chars dans le cortège. Lorsqu’une organisation veut participer à la marche des fiertés, elle doit remplir un questionnaire dans lequel est posée une question simple : « est-ce que vous soutenez le mot d’ordre de la marche des fiertés ? » Si l’organisation soutient le mot d’ordre, elle défilera dans la première moitié du cortège. Si elle ne le soutient pas, elle défilera dans la deuxième moitié. ».

Ainsi, une série de Fiertés LGBTQIA+ alternatives émergent à travers le monde avec pour volonté de se distinguer des événements mainstream et/ou occidentalistes souvent marqués par une présence corporative et commerciale. Ces alternatives cherchent à recentrer l’attention sur les luttes sociales et politiques, ainsi qu’à offrir un espace plus inclusif et critique, en voici quelques exemples : 

  • Black Pride (Royaume-Uni), un événement annuel à Londres qui célèbre les personnes LGBT noires et issues de minorités ethniques. Il met en avant les luttes spécifiques que ces communautés affrontent et promeut une inclusion plus large. 
  • Reclaim Pride Coalition (Etats-Unis), à New York, la Reclaim Pride Coalition organise la Queer Liberation March, une marche sans sponsor corporatif qui vise à retrouver l’esprit militant des premières marches de fiertés et à protester contre les inégalités sociales.
  • Berlin Queer Pride (Allemagne) connue également sous le nom de Kreuzberg Pride, cette marche à Berlin est une alternative à la CSD (Christopher Street Day) et met l’accent sur des thèmes politiques et sociaux plus radicaux.
  • Trans Pride (Royaume-Uni et Etats-Unis) : des évènements comme TransPride Brighton au Royaume-Uni et Trans Day of Action à New York se concentrent spécifiquement sur les droits et la visibilité des personnes transgenres, en réponse aux besoins spécifiques de cette communauté. 
  • Uganda Pride (Ouganda), en raison des lois anti-LGBT et des persécutions sévères Uganda Pride se déroule souvent de manière clandestine et met l’accent sur la solidarité, la résilience et la visibilité des personnes LGBT dans un contexte très hostile. « In Uganda, where being gay is still a crime. Pride is a celebration, but it is still most definitely a protest.”
  • Mumbai Queer Azaadi March (Inde), bien que la pride de Mumbai ait gagné en popularité, la Queer Azaadi March met l’accent sur les aspects politiques et sociaux des droits LGBT en Inde.
  • Aswât et Al Qaws, deux groupes palestiniens travaillant ouvertement pour la promotion « de la diversité sexuelle » dans la société palestinienne ont été fondés respectivement en 2001 et 2007 par deux Palestiniennes d’Israël. Aswât a également publié plusieurs recueils d’articles féministes et lesbiens dans une collection officiellement lancée lors de sa première conférence publique à Haïfa en 2007. Cet événement sous haute protection policière a rassemblé à l’époque environ 300 personnes. Cette conférence constitue ainsi une première dans l’histoire des luttes lesbiennes dans le monde arabe.
  • Pride des Banlieues, organisée pour la première fois en 2019 à Saint-Denis pour défendre les droits LGBTQIA+ et qui porte des revendications spécifiques telles que l’accès à la santé, au logement et la lutte contre le racisme en banlieue parisienne et notamment en Seine-Saint-Denis. 

Pour certain.es la visibilité de ces perspectives représente une menace à la crédibilité des mouvements de luttes LGBTQIA+, ainsi pouvait-on lire les propos anxiogènes d’une militante se signalant féministe et pour les droits des personnes LGBT, dans un article du magazine Marianne intitulé « Pride des banlieues : le mouvement LGBT est débordé par un identitarisme radical. ».

 « La liberté d’orientation sexuelle, un droit fondamental ? A priori, ça ne leur parle pas. En revanche, l’« islamophobie », la répression policière et le mal-logement sont des priorités». 

Ainsi, élude-t-elle la question du cumul de ces discriminations et de leurs effets sur le quotidien des individus concernés, et donc de la nécessité de rendre visibles leur existence au sein des mouvements de lutte pour les droits LGBTIQA+. Il ne saurait y avoir de véritable affranchissement sans considérer l’ensemble des dominations que peut vivre une personne, ou une communauté. Mais n’est-ce pas là l’une de nos limites cognitives ? Ne pas faire directement l’expérience de certaines discriminations rend lesdites discriminations inexistantes, par conséquent il est difficile de développer un sentiment d’empathie pour les personnes qui en sont victimes. Celles-ci se situent dans des angles morts de notre pensée. J’ai abandonné cette année, car à force de me battre, ma santé ne suit plus. Il y a eu une accumulation de choses matérielles, morales », Roxanne, une étudiante transgenre et handicapée interrogée par France Info.

L’exclusion de perspectives intersectionnelles

L’intersectionnalité, un concept développé par Kimberlé Crenshaw, souligne que les expériences de discrimination et d’oppression sont multidimensionnelles et interconnectées. Ignorer les perspectives intersectionnelles dans les luttes sociales peut mener à l’infrahumanisation en simplifiant les expériences des communautés marginalisées. Par exemple, les femmes noires peuvent faire face à des formes d’oppression uniques qui ne sont ni entièrement capturées par les luttes féministes ni par les luttes antiracistes traditionnelles.

L’infrahumanisation se réfère à la tendance cognitive des individus à dénier aux membres d’un groupe extérieur les émotions complexes et les caractéristiques considérées comme proprement humaines. Ce concept a été largement exploré par des psychologues sociaux tels que Jacques-Philippe Leyens, Stéphanie Demoulin, Jeroen Vaes et d’autres depuis les années 2000. Ils ont démontré que les personnes ont une inclination naturelle à associer les membres de leur propre groupe à des traits et des émotions spécifiquement humains (comme la compassion, la honte ou l’amour) tout en associant les membres des groupes extérieurs à des émotions plus basiques et animales (comme la colère ou la joie) ce qui justifierait des besoins fondamentaux amoindris et donc un accès au droit restreint pour certaines communautés, plus proches des « bêtes sauvages » que des êtres-humains. 

Ainsi Leyens écrivait-il dans son ouvrage L’humanité écorchée (2016), « Il suffit que les individus aient à former un groupe pour les besoins d’une expérience et aient à réfléchir sur ce qui les différencie d’un autre groupe pour que l’infrahumanisation se manifeste. Nous sommes prêts à priver d’humanité des gens avec qui nous n’avons pas le moindre désaccord, mais par rapport auxquels nous devons montrer notre dissimilitude. ». 

Ces divisions sont souvent exploitées par le secteur privé à travers des pratiques de pink washing, où des entreprises promeuvent une image de soutien aux droits LGBTQIA+ tout en perpétuant des discriminations à l’encontre de certains membres de groupes marginalisés (discrimination à l’embauche, au logement etc.). Ces entreprises renforcent l’infrahumanisation de celles et ceux qui ne correspondent pas à cette image mainstream et diluent les revendications d’égalité sociale. Ainsi, la récupération corporative des Fiertés LGBTQIA+ ne fait qu’accentuer les fractures au sein des communautés, détournant l’attention des luttes pour l’égalité véritable et des combats contre la discrimination systémique.

Stratégies pour réduire l’infrahumanisation


Promouvoir l’éducation et la sensibilisation

L’un des moyens est la sensibilisation des individus sur les biais cognitifs et les dynamiques de pouvoir. Des ateliers, des séminaires et des formations sur la diversité et l’inclusion peuvent aider à sensibiliser les militant.es et les allié.es aux dangers de l’infrahumanisation et à la manière de la limiter.

Adopter une approche intersectionnelle

Intégrer une perspective intersectionnelle dans les luttes sociales permet de reconnaître et de valoriser la complexité des expériences des communautés marginalisées. Cela implique d’écouter et de donner des espaces de visibilité aux voix des membres au sein des communautés marginalisées, et de comprendre comment les différentes formes d’oppression interagissent et se renforcent mutuellement.

Encourager la représentation authentique

Il est crucial de favoriser une représentation authentique et nuancée des communautés marginalisées dans les médias, la culture populaire et les discours politiques. Cela inclut la promotion de contenus créés par les membres de ces communautés et la représentation de leurs expériences de manière complexe et multidimensionnelle.

Favoriser la solidarité active et égalitaire

La solidarité doit aller au-delà de la simple performativité et impliquer une collaboration active et égalitaire. Les allié.es doivent se positionner comme des partenaires dans la lutte pour la justice sociale, en soutenant les initiatives menées par les communautés marginalisées et en respectant leur autonomie et leurs expertises.

L’infrahumanisation est un phénomène insidieux qui peut miner les luttes sociales même les mieux intentionnées. Germe présent en nous, il s’éveille dès que nous sommes organisé.es en groupes et nous empêche d’appréhender le réel et sa complexité en réduisant nos capacités d’empathie. En prenant conscience collectivement de notre fonctionnement cognitif et social nous réduirions les angles morts qui peuvent perpétuer cette forme de déshumanisation. Les militant.es et les allié.es peuvent travailler à créer des mouvements plus inclusifs, équitables et respectueux de la dignité de toutes les personnes. La lutte pour la justice sociale exige une vigilance constante et une volonté de remettre en question nos propres perceptions et pratiques. Pour conclure une citation d’Emma Goldman citant Auguste Spies : « Notre silence parlera plus fort que les voix que vous étouffez aujourd’hui. ».

Illustration: Liou